Kivu : la remobilisation meurtrière du racisme

7/04/2013
7/04/2013

Depuis bientôt vingt ans les FDLR font régner la terreur dans toute la région du Kivu. Vingt ans après le génocide des Tutsi - en 1994 - on va finir par comprendre ce grand dessein indéchiffrable qui est à l’origine du génocide des Tutsi. La grande idée – l’a-t-on compris ? –, c’est la remobilisation du racisme, indispensable aux stratégies de domination.

L’horreur n’est pas derrière nous. Depuis plus de dix-huit ans que nous dénonçons les responsabilités décisives de la France dans le génocide des Tutsi qui s’est produit au Rwanda au printemps 1994, nous n’avions pas compris.

Nous pensions travailler à ce que la vérité puisse voir le jour, et que la justice se fasse, pour les morts, pour les rescapés, et nous savions être sur ce front parce qu’il y va de notre conscience, pour qu’elle tienne debout.

C’était pour l’histoire.

Ce que nous n’avions pas bien compris, c’est que pendant ce temps, l’histoire a continué.


Nous ouvrons dans ce numéro le dossier du Kivu [1] pour tenter, un peu tard, de réparer cette erreur. Car, bien sûr, les phénomènes historiques sont dynamiques. Les pages se tournent, mais l’histoire continue. Ainsi, en 1994, nous avons vu les soldats de Turquoise aménager la sortie du régime génocidaire rwandais pour l’installer de l’autre côté de la frontière, dans ce pays qui s’appelait Zaïre, l’aidant à accomplir son dernier crime, ce qu’Alain Juppé appelait, le 15 juin, en conseil des ministres restreint, devant François Mitterrand et Édouard Balladur, « aller plus loin », « exfiltrer les populations ».

Ainsi se sera ouvert la deuxième page de ce qu’on a qualifié de « tragédie rwandaise ». Nous nous insurgions : il y a eu un génocide, et il faut appeler les choses par leur nom. Et nous combattons depuis pour que la vérité soit faite sur ce génocide avant toute chose. Nous avions bien sûr raison, et nous poursuivrons ce combat pour la vérité historique d’autant plus que nous comprenons maintenant qu’il y a urgence, car pendant que nous examinions avec le plus de détails et d’exactitude possible l’épisode historique du génocide, nous ne comprenions pas que le parti génocidaire avait survécu, et n’attendait qu’à se redéployer.

C’est ce qu’il a fait à partir de ses bases du Kivu. Nous ne nous alarmions pas parce que l’on pouvait bien voir comment « les populations » exfiltrées grâce à l’armée française, ainsi que l’avait préconçu Juppé, préféraient rentrer à la première occasion. La prise d’otages avait ses limites. Et dès 1996, le Rwanda intervenait pour mettre un terme à ce scandale des méga-camps de « réfugiés » grassement entretenus par l’ONU, les génocidaires qui les dirigeaient n’ayant pas manqué d’appliquer la recette que Mitterrand pouvait décrire dès ce 15 juin, gonflant leur nombre. On découvre là au passage une autre « négligence » criminelle française : puisqu’on était avisé, dès avant leur mise en place, de ce que ces camps pourraient servir à un tel détournement de subventions onusiennes, pourquoi ne l’a-t-on pas empêché ?

Au contraire, depuis dix-huit ans, les moyens de la communauté internationale auront été versés sans compter. Aujourd’hui, on parle de les renforcer. Or, depuis dix-huit, dix-neuf ans maintenant, bientôt vingt, ils n’auront servi qu’à protéger et aider à se maintenir et se développer dans les meilleures conditions, le parti génocidaire rwandais. On les appelle FDLR. Depuis bientôt vingt ans, ils ont installé au Kivu un bastion génocidaire, ayant pris le contrôle de l’essentiel des mines de la région, une région qui en regorge. Mitterrand entrevoyait la possibilité qu’ils auraient d’« organiser des trafics », mais peut-être ne rêvait-il même pas d’un tel succès.

Depuis bientôt vingt ans les FDLR font régner la terreur dans toute la région. Ils n’auront fait que prolonger ce qu’ils avaient si bien appris à faire au Rwanda, la seule chose qu’ils sachent faire : rançonner, tuer, violer. De la plus horrible façon. Faut-il avouer qu’on avait détourné le regard de ces viols tant leur barbarie gratuite dépassait l’entendement. On comprend maintenant qu’il ne s’agit pas de barbarie gratuite, mais calculée : en détruisant l’appareil génital des femmes, on les stérilise. Ce n’est qu’une technique d’extermination. Ce qu’on appelle ici le génocide à deux temps, et qu’on pourrait tout aussi appeler le génocide continu.

De Monuoc en Monuscom, cela fait maintenant bien plus de dix ans que l’ONU englouti au Kivu une part significative de son budget global, pour rien. Ou plutôt pour le pire, car en plus de protéger les FDLR, il est arrivé que les troupes de certains pays comme l’Uruguay ne se comportent pas mieux, rajoutant de l’horreur à l’horreur. Quant à l’armée nationale congolaise, ex-zaïroise, héritée de Mobutu, quasiment annexée par les FDLR, pire encore.

Depuis bientôt vingt ans la population civile du Kivu est livrée à cette soldatesque, sous le regard goguenard des troupes onusiennes, le même regard qu’elles avaient en Bosnie et au Rwanda jadis, de soldats surarmés installés là en simples témoins, s’interdisant au grand jamais d’intervenir pour protéger qui que ce soit. Cela serait contraire aux règles. Ces règles qui consistent à garantir au crime de pouvoir se perpétrer. Et on dépense beaucoup d’argent pour ça.

Afin qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, ces troupes de maintien de la paix sont, depuis 1997, sous la direction exclusive de Français. Le dernier en titre, Hervé Ladsous, actuel Secrétaire général adjoint aux opérations de maintien de la paix de l’ONU, donc, avait déjà eu l’honneur de servir au temps du génocide, sous Mitterrand, C’était lui, le représentant de la France lors de la fameuse séance du Conseil de sécurité du 21 avril 1994 qui avait voté la diminution des effectifs de la MINUAR, rappelle l’association Survie. Une décision qui n’avait d’autre sens que de faciliter le génocide. Un spécialiste. Il prenait la suite d’Alain Roy, qui, lui, faisait office de coordonnateur spécial adjoint des Nations Unies à Sarajevo, en 1995. Un autre spécialiste de l’inaction criminelle dont sont capables les forces de l’Onu.

Au Kivu, depuis longtemps, les populations locales ont appris à se défendre. La révolte des Banyamulenges, en 1996, avec l’aide du Rwanda mais avant tout par elle-même, était parvenue à balayer les énormes camps de Hutu génocidaires, puis à renverser Mobutu. Avec Laurent Nkunda, le même phénomène d’auto-défense civile, soutenu d’abord par Kigali, est parvenu à se structurer. Ainsi a pu exister une zone de protection pour les civils, fragile mais stable, en dépit des génocidaires, des troupes mobutistes et des unités incontrôlées de l’Onu.

C’est le même phénomène qui semble bien se reproduire avec le M23, apparu en avril dernier. Celui-ci sera parvenu en quelques mois à bénéficier d’une notoriété planétaire, comme incarnation du mal. Tous les maux du Kivu lui auront été reprochés. L’accusation en miroir fonctionnant à merveille, c’est précisément ce contre quoi il se mobilise qui constitue la longue liste de crimes qui lui sont imputés. Le tour de prestidigitation permettant cette inversion des charges aura été réalisé par quelques ONG, parmi lesquelles Human Rights Watch. Pour faire bonne mesure, il y a même des rapports de l’ONU, affirmant ceci. Un certain Jason Stearns, un jeune homme propulsé expert, fait office de grand prestidigitateur.

Le subterfuge est simple, mais efficace. Comment se prononcer sur ce qui se passe au fond de la jungle africaine ? Seuls les rapports d’observateurs seraient susceptibles de nous éclairer. Il y aurait les journalistes, mais aucun ne perd son temps à s’intéresser à la plus grande opération de maintien de la paix de l’ONU dans cette Afrique centrale si obscure, et si éloignée des soucis du public. Il semble surtout qu’il soit urgent de ne pas aller voir, et de laisser la politique internationale se faire comme elle l’entend. Des journalistes n’iraient pas contredire les ONG, l’ONU, et l’ensemble des puissances du monde.

D’un point de vue médiatique, on se retrouve dans une situation très semblable à celle des années 1990-1994 au Rwanda. En pire. Et d’un point de vue idéologique, la catastrophe est totale. Car le sentiment qu’alimentent les rumeurs, les faux rapports et les faux témoins, c’est l’antitutsisme. Celui-ci aura atteint une telle force d’irradiation qu’il n’y a quasiment plus personne au Congo pour dire les choses comme elles sont. Lorsqu’un docteur Mukwege devient le héros de la bonne conscience universelle, c’est pour colporter la vulgate antitutsi, sans laquelle on est désormais inaudible, que ce soit au Congo, plus largement en Afrique, ou dans l’arène internationale.

Il apparaît avec le temps que le génocide de 1994 n’aura pas été le point d’arrivée, mais le point de départ de l’antitutsisme moderne, un sentiment si étendu, si structuré, si répandu en Afrique comme dans le monde, qu’il est en passe de rivaliser avec son ancêtre né au XIXe siècle en Europe, l’antisémitisme moderne.

L’énorme manipulation organisée autour des camps des FDLR, permettant à ceux-ci à la fois d’entretenir la braise et de rayonner à loisir, aura abouti à ce prodige de la communication moderne : la transformation de milices d’autodéfense civile en monstre multiforme accusé de commettre les crimes contre lesquelles elles se sont organisées sous le nom de M23.

D’étape en étape, le piège rhétorique s’est refermé, et aujourd’hui la communauté internationale s’apprête à monter à l’assaut du M23, avec l’armée congolaise et les FDLR qui remobilisent comme jamais.

Avouons ici qu’on n’y voyait pas plus clair que quiconque, intoxiqué comme tout le monde par la multiplication des rapports et des informations fantaisistes. Il aura fallu ce reportage sur la clinique de Panzi où était évoqué le fait que les enfants issus des viols sont appelés Interahamwe, de façon générique, pour qu’on comprenne la comédie infecte qui nous est jouée (et d’abord par le docteur Mukwegue) en omettant de désigner les responsables ou en feignant qu’il puisse s’agir du M23.

Ainsi, on se moque de nous à cette échelle. On mobilise l’ONU au-delà de toute proportion, et on ose couper l’aide internationale au Rwanda sous ces prétextes deux fois fantaisistes que le M23 serait responsable de l’insécurité qu’il combat, et qu’il serait appuyé par le Rwanda qui s’en garde bien.

Et encore une fois, tout ceci prenant place dans un contexte idéologique effrayant, tel qu’il serait d’ores et déjà impossible d’examiner froidement les réalités.

Vingt ans après, on va finir par comprendre ce grand dessein indéchiffrable qui est à l’origine du génocide des Tutsi. La grande idée – l’a-t-on compris ? –, c’est la remobilisation du racisme, indispensable aux stratégies de domination.

Michel Sitbon

Ce texte est issu de l’édito du "dossier Kivu" paru le 7 avril 2013 dans le septième numéro de la revue La Nuit rwandaise.

[1ce texte est issu de l’édito du "dossier Kivu" de la revue La Nuit rwandaise n°7 - 7 avril 2013.

Mis en ligne par L’Agence d’information
 7/04/2013
 https://www.lagencedinformation.com/001-kivu-la-remobilisation-meurtriere.html
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