— On a jusqu’ici [articles à lire ici et là sur African Facts] parlé des Banyarwanda congolais, du M23 et des accusations contre le Rwanda, mais nous souhaiterions également aborder avec vous la question de l’Ituri. On a pu voir que l’église se mobilise, notamment à travers la déclaration des prêtres du diocèse de Bunia. Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce qui se passe là-bas ?
Faustin Ngabu : Vous savez, dans l’histoire de l’Ituri, quand les missionnaires sont arrivés, les Bahema ont vite compris la valeur des études, l’importance d’apprendre à lire et écrire, mais ce n’est pas le cas des Balendu. Quand j’étais grand-séminariste, j’ai presque été renvoyé à cause d’une discussion avec mon curé, le père supérieur. Il parlait mal des Lendu, comme si c’était des gens qui n’avaient aucune intelligence.
Alors, je lui ai demandé : « Père, est-ce que vous les baptisez ? ». Il m’a répondu « Oui ». Alors je lui ai dit : « Si vous les baptisez, ils peuvent être choisis comme prêtres ou religieuses, car ils sont membres du corps du Christ, comme les autres ». J’ai ajouté : « Ici, le problème qui se pose, c’est que vous, comme supérieur, vous connaissez le problème local, vous devriez alerter le Conseil du Vicariat, pour que ce Conseil demande à l’administrateur du territoire de Djugu d’inciter les parents balendu à envoyer leurs enfants à l’école. Parce que si cela ne se fait pas, les Bahema sont les seuls qui vont étudier et les Balendu seront en retard ».
Le père s’est fâché et il est allé voir l’abbé pour lui dire que je me prenais pour un philosophe. Alors l’abbé m’a appelé. Il m’a dit que le père était fâché. Je lui ai répondu que je ne pouvais accepter un prêtre diviseur. Parce qu’un prêtre, ça doit être rassembleur. Alors l’abbé m’a dit que si je continuais comme ça, on allait me chasser.
Je lui ai dit : « Monsieur l’abbé, si l’évêque doit me chasser pour ça, je partirais le cœur en paix, parce que je ne vois pas la faute que j’ai commise et qui mérite que je ne sois pas prêtre ».
Vous voyez ? C’est pour vous expliquer l’un des problèmes qui se posent en Ituri. Le territoire de Djugu est composé de Balendu, Bahema, Banyari… Donc, parmi ces groupes-là, le groupe qui, dans l’instruction, est allé le plus loin, c’est les Bahema.
Aussi, dans le monde du commerce notamment, ce sont eux qui ont émergé. Et ça, ça gène ceux qui voudraient mettre la main sur l’exploitation de tout ce qui est sous terre. Alors, il faut déclarer ce groupe comme étranger. Ainsi, on pousse les Balendu en leur disant qu’ils sont « les vrais gens d’ici » et que les Hema les ont exploités et dominés, « qu’ils n’ont qu’à rentrer chez eux ». Et on les a armés pour chasser les Bahema.
Aujourd’hui, il y a un Bahema [Thomas Lubanga — NDLR] qui s’est organisé avec un groupe qu’il appelle « Convention révolutionnaire populaire » [1]. Pour lui, ce ne sont pas les Balendu qui sont le problème, mais l’État congolais. Ce groupe ne s’organise pas pour faire la guerre contre le CODECO, contre les Balendu, mais contre le gouvernement.
— Dans leur déclaration, les prêtres de Bunia demandent à l’armée congolaise de « rompre leur mariage criminel avec des groupes armés qui n’ont fait qu’endeuiller l’Ituri ».
Oui, ces prêtres condamnent le CODECO, mais ils condamnent aussi le gouvernement. J’ai lu leur texte. Mais je pense que leur texte, s’il voulait répondre vraiment au problème, aurait dû montrer que l’insécurité qui règne dans l’Ituri vient du gouvernement congolais. Parce que c’est le gouvernement qui donne les armes au CODECO pour tuer les autres. Donc le gouvernement a condamné les Bahema comme il a condamné les Tutsi : ils n’ont plus droit d’être congolais.
C’est une faiblesse de leur déclaration. Le fait qu’ils dénoncent l’insécurité, cela est vrai. Mais ils n’ont pas épinglé le vrai problème. Ils n’ont pas montré que c’est le gouvernement congolais qui sème l’insécurité.
— Vous dites que le gouvernement congolais sème l’insécurité en Ituri ?
Oui, à travers le CODECO [2], l’organisation des Balendu. Le CODECO, ce ne sont que des Lendu. L’idée, en créant le CODECO, c’était que les Bahema s’organiseraient en retour pour faire la guerre avec les Balendu. Ce que les Bahema n’ont pas fait. Donc on n’est pas arrivé à une guerre interethnique.
Les abbés, s’ils avaient bien fait l’analyse, auraient dû épingler ce point-là. C’est ça qui manque à leur déclaration. Leur déclaration montre qu’il y a insécurité, mais on peut dire que cette insécurité est organisée par l’État. Ils auraient dû dénoncer l’État congolais directement dans leur texte [3]. Mais ils n’ont pas osé.
— Mais quel bénéfice l’état congolais tire-t-il à faire cela ?
L’État congolais a créé un régime d’exception, l’état de siège, pour faire de l’argent, pour pouvoir exploiter l’or. Le Président y gagne beaucoup d’argent. Le gouverneur qui est là, il organise les Balendu pour creuser et chercher de l’or. Tout ça se fait avec la complicité des grandes puissances.
— Une plainte [4] a été déposée contre neuf membres de la famille du président Tshisekedi, accusés d’exploiter et de piller les ressources minières dans deux provinces congolaises (Haut-Katanga et Lualaba). Les Congolais en sont-ils informés ?
Oui, ils le sont, c’est ce qu’on dit qu’il se passe au Katanga.
— Les Congolais le savent. Pourquoi ne questionnent-ils pas le Président ou le gouvernement à propos de ces accusations ?
C’est une affaire de tribalisme. Le tribalisme est une idéologie, comme je vous l’ai déjà dit. La conscience humaine régresse, on ne réfléchit plus. Quand Tshisekedi a crié « le Rwanda nous agresse, et je suis prêt à tirer sur Kigali à partir de Goma », ça a été une joie pour tous les porteurs de cette idéologie. Mais les gens commencent à se poser des questions : ils n’avaient pas réfléchi avant, parce que le président a touché leur point faible, le tribalisme. Quand il s’agit d’idéologie, il faut beaucoup de temps pour changer.
— Lorsque vous avez quitté votre mission, en 2010, beaucoup sont revenus sur votre rôle important comme « unificateur ». Ça vous a posé des problèmes, je pense notamment à 2007, où on a même essayé de vous assassiner.
J’ai toujours prêché la réconciliation dans le diocèse. C’est pour cela que j’avais pris comme devise « que tous soient un ». À cette époque-là, dans le diocèse de Bukavu, dans le diocèse de Butembo, partout, on parlait contre le Rwanda. Moi j’étais le seul qui disait, « il faut la réconciliation », même sur le plan des États, « nous sommes condamnés à vivre ensemble, il faut la réconciliation » et cela sonnait mal à l’oreille de Kabila. Donc, j’étais un obstacle.
— Vous étiez un obstacle ?
Oui. Il fallait mobiliser les Balendu contre les Hema pour créer une guerre interethnique. Mais quand ils ont organisé les Balendu, les Bahema n’ont pas répondu dans ce sens-là. C’est ça qui a fait que jusqu’à présent, même si c’est toujours un possible conflit, on n’a pas eu vraiment de guerre entre les deux ethnies.
— Il y a beaucoup de morts quand même ?
Les morts sont nombreux. Les CODECO continuent toujours à tuer des Bahema. Le gouvernement est d’accord. C’est pour ça que je rappelais la faiblesse du texte des abbés qui n’ont pas osé épingler ce point : c’est l’État qui tue, qui organise l’insécurité. Et ça, les grandes puissances le savent. Mais elles ne réagissent pas, parce que tout va dans leur sens.
— Dans leur déclaration, les prêtres de Bunia demandent à la MONUSCO « de partir de l’Ituri, car elle a suffisamment failli dans sa mission »…
Parce qu’on tue devant les campements de la MONUSCO, et elle n’intervient pas… Aujourd’hui, le CODECO déclare « la MONUSCO est avec nous ! Les FARDC sont avec nous ! » [5]
— Un « Guide du Pacte social » a été publié, il y a quelques mois par la Conférence épiscopale nationale du Congo (CENCO). Vous avez vu ce document ?
J’ai vu ce document, bien sûr.
— Qu’est-ce que vous en pensez ? Pensez-vous que les églises peuvent jouer un rôle pour lutter contre le tribalisme ?
Je pense que la première chose que l’église devrait faire, c’est tenir une réunion dans laquelle elle se pose la question : « pourquoi ces guerres, chaque fois, dans l’Est ? »
Mais jusqu’à présent, l’église ne prend pas au sérieux ce problème. Se demander si cette mobilisation de certains Congolais pour revendiquer leurs droits de citoyenneté est fondée, oui ou non. Ça, c’est la première chose que l’église au Congo devrait faire.
Elle ne l’a pas encore fait. Une fois, un Cardinal a fait des déclarations qui étaient correctes dans lesquelles il a dit que les Banyamulenge et les Bahema sont des Congolais. Mais je me demande pourquoi il ne dit pas ça lors d’une conférence. Il faudrait organiser une grande conférence, avec les protestants, ensemble.
Dernièrement, des pasteurs protestants du Sud et du Nord Kivu ont fait une assemblée. Ils ont organisé un congrès de leurs fidèles, à Caritas. Ils m’ont demandé une intervention. Moi, je leur ai dit, « vous voulez parler de la paix, mais de quelle paix ? Je voudrais vous parler d’abord des causes qui empêchent la paix dans la région. » Quand j’ai fait cet exposé, ils étaient tous surpris, mais ils étaient contents.
Je crois que c’est ce genre de congrès que chaque diocèse devrait faire, et que chaque province devrait faire. Après, on pourrait penser à quelque chose comme le Pacte social dont vous parlez.
Lorsqu’il y a eu cette réunion à Butembo [L’Assemblée épiscopale provinciale de Bukavu, qui s’est tenue à Butembo, du 8 au 14 avril 2024, NDLR], dans leur document, ils ont dit que le M23 était un « envahisseur ». Ce terme sonne très mal… Parce que les envahisseurs, ce sont des étrangers qui viennent prendre le pays de l’extérieur.
De même, lorsque le Président de la Conférence protestante est venu — je l’ai appris de manière indirecte — les délégués du M23 ont posé la question : « Pour vous, qui sommes-nous ? » Le président de la Conférence a répondu : « vous êtes des Congolais ». Alors, ils ont déclaré : « c’est votre opinion personnelle, mais ce n’est pas l’opinion de l’église ».
Pour moi, ils ont raté ces deux conférences. Ils auraient dû faire une lettre ou une déclaration, indiquant quels sont les vrais motifs pour lesquels la guerre se déroule ici. Cette déclaration aurait fait beaucoup de bien. Malheureusement, ils n’ont pas fait les choses comme ça. C’est dans ce sens-là que le Pacte dont vous parlez, c’est bien, mais ça résume tout à une question purement sociologique. C’est ce que je regrette.
— Il y a un collectif des autorités traditionnelles qui a porté plainte contre ce document justement. Pourquoi sont-elles contre un document qui prône la réconciliation et la fin de l’insécurité ?
Il faut savoir qu’il y a un affrontement entre deux courants. Il y a l’Église catholique et l’Église protestante traditionnelle, d’un côté, et puis ce qu’on appelle l’Église du Réveil, qui est une création des États-Unis. Le Président Tshisekedi est membre de l’Église du Réveil, ce qui fait que cette église, à travers ses chefs, conteste l’autre position. C’est ce qui se passe pour le moment.
— Enfin, est-ce que vous avez un mot de la fin pour nos lecteurs ? Quelque chose que vous voudriez rajouter à destination des gens qui vont lire cet entretien ?
Je pense que nous devons laisser leur liberté à ceux qui vont vous lire. Ils sont libres de prendre ce qu’ils croient être vrais, et de rejetter ce qu’ils pensent n’être pas vrai. Ils peuvent même, s’ils le veulent, réagir. Ils sont libres.